Du terrible mythe de la dominance à une relation de confiance
- Jeanne Petite
- 20 sept.
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 sept.
« Il faut montrer au chien qui est le maître ! » ou « Tu dois dominer ton chien sinon il ne t'obéira pas ! », qui n'a jamais entendu ces phrases ? La théorie de la dominance a régné en maître sur l'éducation canine pendant des décennies, et ses principes persistent encore aujourd'hui dans l'esprit de beaucoup, y compris chez certains professionnels.
Malheureusement, cette approche est loin d'être sans conséquence. Elle justifie encore l'utilisation d'outils et de méthodes coercitives, tels que les colliers étrangleurs, à pointes (torquatus), ou électriques. Asperger un chien avec une bouteille d'eau ou secouer une canette pour le punir sont aussi des pratiques issues de cette vision dépassée.
Il est temps de dépasser cette vision problématique. Ensemble, explorons les origines de ce mythe et ses implications sur notre relation avec les chiens, puis découvrons des alternatives respectueuses et efficaces.
Les origines de la dominance chez le chien
Les racines de la théorie de la dominance, une erreur scientifique :
Tout a commencé en 1947, avec les travaux du scientifique Rudolph Schenkel. Dans son ouvrage Études d'expression dans les observations de la captivité des loups, il posa l'hypothèse d'une hiérarchie stricte et agressive au sein des meutes. Selon lui, un loup "alpha" dominait le groupe par la force, monopolisait la reproduction, et mangeait le premier. À l'autre bout de la meute se trouvait le loup "oméga", une sorte de souffre-douleur sur qui se déchargeaient toutes les tensions du groupe.
Cette vision a été popularisée dans les années 1970 par David Mech dans son livre, où il utilise et diffuse largement les termes "alpha" et "dominant".

Ce qui a faussé ces premières observations est un facteur essentiel : la captivité. Les loups étudiés n'avaient aucun lien de parenté et étaient contraints de cohabiter dans un espace restreint. Les conflits, surtout au moment des repas, étaient inévitables. La dominance observée était une conséquence de ces conditions de vie artificielles, et non un comportement naturel ou génétiquement encodé.
David Mech lui-même a rectifié le tir en 1999, après avoir étudié des loups en liberté. Il a alors découvert que les meutes sauvages fonctionnent comme une famille, dirigée par les deux parents. Pour lui, la hiérarchie existe bien, mais elle repose sur l'autorité parentale et la coopération, et non sur la domination par la force.
La transposition erronée de la théorie à nos chiens
Si toutes ces observations proviennent des loups, comment cette théorie s'est-elle transposée à nos compagnons à quatre pattes ?
La réponse est simple : l'humain a fait un raccourci dangereux. En partant du postulat que le chien est un descendant du loup, on a cru que leurs structures sociales étaient identiques. Cette confusion, combinée à la recherche d'une explication simple au comportement de nos chiens, a conduit à l'application erronée de cette théorie de la dominance à l'éducation canine.
Le mythe était né, avec les conséquences que l'on connaît encore aujourd'hui.
Des preuves scientifiques :
Pourtant, la science moderne a largement démontré que le chien s'est détaché du loup génétiquement il y a des dizaines de milliers d'années. L'analyse d'ADN d'un fossile de loup, découvert dans la grotte Chauvet, a par exemple confirmé une séparation génétique entre les deux espèces il y a environ 35 000 ans.
De plus, une vaste étude a comparé l'ADN de 5 000 chiens et de 500 loups, révélant une vérité encore plus complexe : les chiens ont émergé de deux populations de loups distinctes, l'une en Europe et l'autre en Asie de l'Est. Cette découverte remet en question l'idée d'une domestication unique et souligne la relation évolutive plus riche et plus ancienne entre l'homme et le loup que nous l'imaginions.
Enfin, d'autres recherches ont mis en lumière une continuité génétique entre les chiens primitifs et les chiens européens modernes. Cela suggère que la population canine européenne s'est stabilisée et a évolué sur place, en parallèle des sociétés humaines, notamment avec le développement de l'agriculture.
Toutes ces preuves scientifiques renforcent une idée cruciale : le chien n'est pas un "loup domestiqué" et son évolution est le fruit d'une co-évolution avec l'homme depuis des millénaires.
La dominance d'un point de vue éthologique
Une définition :
D'un point de vue éthologique, la dominance est une relation compétitive qui s'établit entre deux individus d'une même espèce pour l'accès à une ressource limitée (comme la nourriture ou un partenaire reproducteur).
Une question de contexte et de ressources :
Contrairement à ce que l'on a tendance à croire, la dominance n'est en aucun cas un trait de caractère. On entend souvent des phrases comme : "Mon chien n'aime pas les autres, il est dominant !", ou encore "Il ne me laisse pas l'approcher quand il mange, il est dominant !". Ces affirmations, bien que courantes, sont réductrices et loin de la réalité.
Prenons l'exemple du chien qui semble ne pas aimer ses congénères. Ce comportement n'a rien à voir avec une quelconque "dominance". Il peut être le résultat d'une expérience négative : peut-être a-t-il été attaqué par un autre chien, ou a-t-il associé la douleur d'un coup de laisse brusque à la vue de ses congénères. Il se peut aussi qu'il devienne trop excité en leur présence, ce qui dégénère en bagarre. En réalité, les raisons peuvent être multiples.
Pour le prouver, il suffit de changer le contexte. Ce même chien, qui semble hostile envers ses congénères, est-il "dominant" envers les chats ou autres animaux de la maison ? Leur laisse-t-il son panier ? S'il est détendu et amical avec eux, peut-on encore le qualifier de "dominant" de manière générale ? Évidemment non.
Le même raisonnement s'applique pour le deuxième exemple. Loin d'être un trait de caractère, la protection de ressource s'explique souvent par l'histoire du chien : il a peut-être manqué de nourriture par le passé ou il protège une friandise particulièrement appétante. Si nous observons ce même chien en train de jouer et qu'il partage ses jouets sans problème, dirons-nous qu'il est moins "dominant" ? Ou même "soumis" s'il se les fait voler par un autre chien ?
Comme vous le comprenez, la dominance n'est pas un état permanent. C'est en réalité un consensus qui s'établit entre deux animaux à un moment donné, et qui est lié à une ressource particulière. Un chien peut se montrer "dominant" lorsqu'il s'agit de protéger une ressource de haute valeur comme sa nourriture, mais se montrer totalement coopératif dans d'autres situations. La perception qu'a le chien de la valeur d'une ressource détermine donc son comportement face aux autres.

Pourquoi cette théorie persiste ?
Encore en 2025, nous entendons bien trop souvent qu'il faut "dominer" le chien, le "mater" sinon nous perdons le contrôle de ce dernier. Il devient alors le "roi" de la maison pour nous faire vivre un véritable enfer.
Mais comme vous l'avez lu précédemment, il s'agit surtout d'une mauvaise interprétation des intentions de l'animal. Alors pourquoi cette idée persiste ?
La théorie de la dominance : une simplicité trompeuse
La première raison est qu'elle offre une explication simpliste à des comportements complexes. Un chien grogne ? Il est "dominant". Il ne s'entend pas avec ses congénères ? Il est "dominant".
Heureusement, la société évolue. D'ailleurs, depuis l'arrêté du 19 juin 2025, l'utilisation des outils coercitifs est désormais interdite aux professionnels, car ils ont enfin été jugés nuisibles au bien-être physique et mental des animaux.
Le mythe évite de comprendre le comportement
La théorie de la dominance est donc un raccourci qui nous empêche d'aller au-delà de l'apparence et de comprendre l'émotion ou la cause profonde d'un problème.

Reprenons l'exemple du chien qui grogne. Si l'on suit la théorie de la dominance, le grognement est un défi à l'autorité. La solution serait alors de le "punir" ou de le "remettre à sa place de chien" en le privant de nourriture, de jeux ou d'affection afin de lui montrer qui est le "maître". C'est une grave erreur ! Un grognement n'est pas une menace de domination, c'est avant tout un signal de communication qui alerte d'un malaise ou d'un danger. C'est le "stop" du chien. Le punir revient à ignorer ou à faire taire une alarme.
Pensez-y : vous ne réprimandez pas une alarme incendie qui sonne. Au contraire, vous êtes même soulagé(e) qu'elle vous ait averti du danger. En punissant le grognement, vous privez votre chien de son principal moyen de nous avertir, ce qui augmente le risque de morsure sans avertissement.
Comprendre un grognement nous demande de chercher sa cause réelle : un problème dans l'environnement de l'animal, un problème médical, une douleur ou une anxiété. Ce n'est qu'en s'attaquant à la source du problème, et non aux symptômes, que l'on peut construire une relation saine et sécuritaire avec notre chien.
Le reflet de notre société :
La persistance du mythe de la dominance est aussi le reflet de notre propre société. Depuis des millénaires, l'être humain s'organise en castes, en statuts sociaux (patron/employé) et en grades (dans l'armée ou l'administration, par exemple).
Cette vision hiérarchique, nous l'avons naturellement transposée sur nos chiens par anthropomorphisme. La croyance en la dominance a ainsi perduré parce qu'elle correspond à notre propre vision du monde, où l'autorité et le leadership sont souvent associés à la force. C'est précisément ce que critique le Dr. Clive Wynne dans son ouvrage, Dog is Love. Pour lui, la relation entre l'homme et le chien n'est pas une question de domination, mais de compétence relationnelle. Il avance que les chiens ne sont pas motivés par un désir de "dominer", mais par leur capacité innée à former des liens affectifs puissants avec les humains. C'est pourquoi il est un fervent défenseur d'une relation basée sur la confiance et la coopération.
Construire une relation basée sur la coopération et la confiance
Si une relation de force est vouée à l'échec sur le long terme, il faut alors commencer à penser différemment. Une relation de confiance et de coopération est bien plus prolifique et bénéfique.
Arrêtons de punir :
Dans notre société, nous avons trop souvent tendance à punir les mauvais comportements et à ignorer les bons. Mais pour comprendre l'impact d'une telle approche, appliquons-la à un contexte que nous connaissons bien : le monde du travail.

Imaginez que votre patron ne vous convoque dans son bureau que pour vous réprimander, vous reprochant un travail bâclé ou insuffisant. Peu à peu, vous développerez une appréhension à chaque fois que vous franchirez sa porte, même s'il s'agit d'une bonne nouvelle. Cette peur pourrait même se généraliser, vous faisant tressaillir à sa simple vue dans le couloir, par crainte d'une nouvelle remarque négative.
Maintenant, imaginez le scénario inverse. Votre patron vous félicite régulièrement pour le travail accompli et vous encourage à poursuivre vos efforts. Vous vous sentez valorisé(e) et, naturellement, vous cherchez à faire de votre mieux. Le jour où votre travail est moins bon, une simple remarque accompagnée d'une explication sur ce qui doit être corrigé sera bien mieux comprise, car elle s'inscrit dans une relation de confiance et de respect.
C'est exactement la même chose avec nos chiens. Punir un comportement indésirable ne lui apprend pas ce que vous attendez de lui, et cela risque surtout d'endommager la relation de confiance que vous construisez.
C'est pourquoi il est essentiel de récompenser les comportements que vous jugez désirables. En agissant ainsi, vous montrez à votre chien le chemin à suivre :
En promenade, votre chien fait attention à vous et revient spontanément ? Récompensez-le !
Il garde ses quatre pattes au sol au lieu de vous sauter dessus en rentrant ? Récompensez-le !
Votre chien est calme dans son panier à l'heure où il est d'habitude plein d'énergie ? Récompensez-le !
Il regarde tranquillement un autre chien sans aboyer ni se jeter en avant ? Récompensez-le !
Vous verrez qu'en récompensant ce qu'il fait de bien, il comprendra bien plus rapidement ce qui est attendu de lui.
Respecter l'animal comme un être sensible :
L'homme doit apprendre à mieux comprendre son compagnon à quatre pattes. Le chien n'est pas un robot, mais un être vivant doué de ses propres besoins et émotions, avec sa propre vision du monde. En l'écoutant et en cherchant à le comprendre, nous lui apprenons à mieux communiquer avec nous.
Prenons un exemple, un chien a peur d'un humain dans la rue. S'il est forcé d'aller le voir, il paniquera, se sentira piégé et incompris. En revanche, si son gardien détecte cette peur et décide de s'éloigner de ce qui la déclenche, il aidera bien plus son animal. Le chien prendra confiance en son humain car il aura compris que celui-ci l'écoute et le protège.
Par ailleurs, il est important de comprendre que la peur est une émotion (comme la joie, la colère, la frustration,...), et qu'une émotion, par définition, ne peut pas être renforcée. Au contraire, le comportement de fuite et d'évitement, qui est un comportement, peut être renforcé par le soulagement ressenti. En écoutant et en respectant la peur de notre chien, nous lui montrons que nous sommes un guide fiable, ce qui renforce notre relation de confiance.
Créer un environnement prévisible et sécurisant :
Un autre point essentiel de la relation avec votre chien est de créer un environnement sécurisant. Il ne faut jamais oublier que le besoin de sécurité est un besoin fondamental pour tout être vivant !

En établissant une relation de confiance, vous offrez à votre chien un sentiment de sécurité fondamental. Il apprend que son environnement est stable et prévisible, et qu'il ne sera pas confronté à des punitions arbitraires ou à des réactions imprévisibles. Cette sécurité psychologique est cruciale. Elle permet de réduire son anxiété et son stress, qui sont souvent à l'origine de comportements indésirables comme les aboiements excessifs, la destruction ou l'agressivité.
Cette approche transforme radicalement votre rôle. Vous cessez d'être un "maître" ou un "chef de meute" qui impose sa volonté par la force et la contrainte. Vous devenez un guide bienveillant, une figure protectrice et d'apprentissage pour votre compagnon. Votre chien vous voit alors comme un allié fiable qui le protège des dangers et lui enseigne comment naviguer dans le monde. C'est en respectant ses besoins et en le guidant avec patience que vous construisez une relation saine et solide.
Conclusion
Avec tout ce que nous avons vu, vous comprendrez donc qu'il est impossible qu'une dominance inter-espèce (entre deux espèces différentes) existe. Votre chien qui grogne sur votre lit ou lorsque vous êtes proche de sa gamelle ne cherche pas à vous dominer. Il défend simplement une ressource à laquelle il accorde une grande valeur, exprime son malaise ou encore une douleur.
De même, la dominance intra-espèce (entre deux chiens) n'est en réalité qu'une question de contexte et de ressources. Elle peut aussi s'expliquer par une histoire de renforcement bien ancrée.
Nous et nos animaux n'avons ni la même communication, ni les mêmes règles sociales. Appliquer les concepts de hiérarchie canine à notre relation humaine est donc une erreur fondamentale qui mène à des malentendus et des méthodes d'éducation inappropriées.
Préférons une relation basée sur la confiance et la coopération plutôt que sur un rapport de force qui n'a pas de valeur et qui ne sera pas compris par l'animal. Vous verrez votre chien vous remerciera !
Nous espérons que cet article vous a été utile et qu'il vous a éclairé sur votre relation avec votre animal !
Pour aller plus loin et découvrir les études scientifiques qui ont inspiré ces réflexions, voici les références clés :
Bradshaw, J. W. S., Blackwell, E. J., & Casey, R. A. (2009). Dominance in domestic dogs: a review of the evidence and analysis of dog training manuals. Veterinary Journal, 181(3), 209–213.
Botigué, L. R., & Sacks, B. N. (2017). Ancient European dog genomes reveal continuity since the Early Neolithic. Nature Communications, 8, Article 15893. https://doi.org/10.1038/ncomms15893
Boudadi-Maligne, M., & Escarguel, G. (2022). A 35,000-year-old Canis lupus specimen from the Paleolithic painted cave, Chauvet-Pont d'Arc, France. Ecology and Evolution, 12(7), e9034. https://doi.org/10.1002/ece3.9034
Frantz, L. A. F., Pires, A. E., Fickel, J., Roodt-Wilding, R., & Perri, A. R. (2016). Genomic and archaeological evidence suggests a dual origin of domestic dogs. Science, 352(6285), 589-592. https://doi.org/10.1126/science.aaf3161
Mech, L. D. (1970). The Wolf: The Ecology and Behavior of an Endangered Species. University of Minnesota Press.
Mech, L. D. (1999). Alpha Status, Dominance, and Division of Labor in Wolf Packs. Canadian Journal of Zoology, 77(8), 1196-1203.
Schenkel, R. (1947). Ausdrucks-Studien an Wölfen: Beobachtungen in Gefangenschaft. Inder Säugetierreihe, D. 4.) Rotfuchs und Wolf, ein Verhaltensvergleich.
Wynne, C. D. L. (2019). Dog Is Love: Why and How Your Dog Loves You. Houghton Mifflin Harcourt.



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